Premier rendez-vous
Avril est là, elle aime avril, elle aime le printemps cette saison où tout est espoir de vie jaillissante.
Et c’est le printemps de son futur métier : son tout premier stage en milieu hospitalier.
Oh ! rien d’important, deux semaines à évoluer dans un service de médecine interne en simple observatrice. Mais elle est tout enthousiaste à l’idée d’aborder les malades en vrai, en dehors des livres.
Parmi « ses » premiers patients, un monsieur de 70 ans, très sympathique mais pas content du tout d'être hospitalisé.
- Mon médecin traitant m’y a forcé pour faire des examens mais je ne vais pas traîner ici moi. J’ai mon jardin qui m’attend. et il faut profiter du beau temps
Et il parle de ses semis, ses fleurs, son verger.
Justement c’est en bêchant qu’il a eu un malaise, même pas perdu connaissance. Et rien que pour cela on l’hospitalise. Il est indigné ce vieux monsieur et il affirme haut et fort qu’il ne va pas traîner dans cet hôpital quand le printemps l’invite à travailler dans son jardin. Il se sent bien, il n’a plus rien, ce sont bien là des idées de médecin et d’épouse angoissée que de s’inquiéter pour un coup de fatigue. Et tous ces examens qu’on lui fait passer. « Mais c’est pour mieux pouvoir vous soigner et vous pourrez ensuite retourner cultiver votre jardin. » C’est du moins ce qu’elle lui raconte pour l’apaiser et elle y croit, c’est bien pour cela qu’elle veut devenir médecin pour guérir les gens et leur permettre de vivre bien et longtemps. Il rit le jardinier : « Vous êtes bien jeune et bien naïve, quand c’est l’heure c’est l’heure, et c’est pas vos examens qui changeront ça ! »
Quelques heures plus tard le jardinier se met à vomir du sang.
Tous les membres du service se précipitent dans la chambre. C’est le branle-bas de combat : on place des voies d’entrées pour perfusions, on court commander du sang, on prévient la salle de soins intensifs, On s’apprête à le transférer en unité de soins intensifs lorsque soudain le patient après un nouveau vomissement s’effondre inconscient. Il est en arrêt cardiaque.
Elle assiste alors pour la première fois à une réanimation cardiopulmonaire. « Son » patient se vider littéralement, devant elle! Le jardinier prend un teint de plus en plus cireux, elle est d’autant plus horrifiée qu’elle a juste le droit de regarder, spectatrice impuissante et inutile.
Elle n’avait jamais vu mourir quelqu’un, et là, c’est un spectacle de première avec un patient gisant dans des draps rougis au milieu d’une animation indescriptible et dans une odeur écoeurante ! La réanimation échoue. Elle entend de loin les médecins qui discutent entre eux : « Une rupture de varices œsophagiennes…d’ailleurs la biologie montrait tous les signes de cirrhose. Sa femme nous a bien dit qu’il buvait » Cette discussion médicale la laisse indifférente. Elle reste là debout au pied du lit à contempler le corps sans vie de ce jardinier qui hier encore parlait de la vie de ses fleurs.
La chambre se vide, les infirmières s’affairent à ramasser le désordre ambiant.
L’assistante l’appelle : « Viens vite, tu n’auras jamais une occasion aussi belle »
Elle sursaute : «L’occasion de quoi ? »« D’apprendre à intuber, voyons. Allez, avant qu’on emporte le corps. » Elle regarde la jeune femme, éberluée : comment peut-elle ?
Indignée, et prise d’une nausée, elle quitte la chambre en sanglotant. L’assistante l’a suivie :
« Dis, si tu as peur du sang ou de la mort, tu ferais mieux de changer de métier ».
Elle est bouleversée de voir que ce jardinier pour qui elle s’était prise de sympathie non seulement est mort de manière épouvantable mais ne représente plus pour sa future consœur qu’un mannequin dont on va se servir pour lui apprendre à intuber un patient.
Mais elle renonce à expliquer….
« Bon tu viens dîner ? » Dîner ? Elle remarque alors les chariots repas qui circulent dans les couloirs. Dehors il fait ciel bleu et soleil. Bien sûr, il est seulement midi. Pendant toute cette tentative de réanimation, elle s’est crue en pleine nuit !
Dans le service, les infirmières reprennent leurs allées et venues et des chambres voisines on entend les conversations des malades.
Un homme vient de mourir et rien n’a changé. Le jardinier ne verrapas lever ses semis, ni éclore ses fleurs et ne goûtera plus aux fruits de son verger. La vie continuait sans lui.
En face d’elle, à table, les autres rient et mangent comme si rien ne s’était passé.
Personne ne s’inquiète des émotions de la petite stagiaire qui vient de vivre son premier rendez-vous avec la mort.
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